Dans la fable qui suit, La Fontaine s'inspire de deux apologues (fables) d'Esope "Le chameau vu
pour la première fois" et "Les voyageurs et les broussailles", qu'il
transforme en fable double.
Chacun des deux récits a sa propre moralité.
La première fable se déroule dans le temps qui apporte une accoutumance aux choses,
la seconde dans l'espace : les objets qui s'approchent de nous suppriment l'illusion
d'optique qui nous les avait fait craindre.
Dans les deux cas, c'est notre raison, notre expérience qui vont rétablir les fausses interprétations de notre imagination
et de nos sens...
LE CHAMEAU ET LES BATONS FLOTTANTS
Le premier qui vit un chameau
S'enfuit à cet objet nouveau ;
Le second approcha ; le troisième osa faire
Un
licou pour le dromadaire (1).
L'accoutumance ainsi nous rend tout familier :
Ce qui nous paraissait terrible et singulier
S'apprivoise avec notre vue
Quand ce vient à la continue (2).
Et puisque nous voici tombés sur ce sujet,
On
avait mis des gens au guet,
Qui voyant sur les eaux de loin certain objet,
Ne
purent s'empêcher de dire
Que
c'était un puissant navire.
Quelques moments après, l'objet devint brûlot (3),
Et
puis nacelle (4), et puis ballot,
Enfin bâtons flottants sur l'onde.
J'en sais beaucoup de par le monde
A
qui ceci conviendrait bien:
De loin, c'est quelque chose, et de près, ce n'est rien.
|
(1) au XVIIème, on ne distinguait pas vraiment le
chameau du dromadaire.
(2) par la suite du temps, à la longue, après bien du temps.
(3) vieux bâteau chargé de combustibles lancé vers les
bateaux ennemis pour les incendier.
(4) barque
Gravure de J.B. Oudry (18ème siècle)
|