Javascript Menu by Deluxe-Menu.com discours de M. Alfred Capus, prononcé à l'Académie Française pour le tricentenaire de la naissance de Jean de La Fontaine
portrait de Jean de La Fontaine le corbeau de la fable jardin de la maison natale actuellement le perron de l'entrée de la maison

 

 
Le tricentenaire de la naissance Jean de La Fontaine :
Discours de Monsieur Alfred Capus
(article issu du journal Cœmedia, 11 juillet 1921)
L'éloge du Bonhomme
Nous sommes heureux de publier le beau discours prononcé hier à Château-Thierry, par Monsieur Alfred Capus, à l'occasion des fêtes données en l'honneur de Jean de La Fontaine.
Messieurs,
          Le monde, depuis quelques jours, est plein de gens qui vous demandent :
" avez-vous relu les fables de La Fontaine ? " ce qui les engage eux-mêmes à l'aller faire. Et quand ils les ont relues, ils s'aperçoivent qu'ils ne les connaissent pas.
 
          Les belles fêtes de Château-Thierry n'auraient-elles eu que ce résultat, l'esprit français leur rendrait un service éminent. Quant à moi, si j'avais à donner un titre à cette petite allocution, je lui donnerais celui-ci :
Les fables de La Fontaine et la vie d'aujourd'hui.
          Peut-être vous paraîtra-t-il impertinent de sortir cette œuvre de son cadre exquis pour venir la confronter, tout à coup avec une époque tumultueuse et bouleversée. Au lendemain d'un événement qui a fait trembler les sociétés à une telle profondeur, reste-t-il des sensibilités communes entre nous et les personnages de la "comédie aux cent actes divers" ? C'est une question qu'en dehors de la critique, à côté du jugement littéraire, on peut poser à chacun des grands écrivains du passé.
Suivant la réponse qu'y fera leur génie, ils sont appelés, je crois, à prendre devant notre génération une valeur nouvelle et différente. S'ils sont demeurés en secrète correspondance avec nos agitations et nos tourments, si notre conscience rejoint la leur, nous les trouverons plus grands encore !
          Interrogeons La Fontaine.
          Lisons les fables.
          D'abord, on ne cesse d'être sous l'enchantement de la composition et de la forme, et on ne cherche guère à dépasser la surface tant l'esprit est retenu par le prodige du style. Il est impossible d'imaginer un état plus voluptueux de la langue française. Nous sommes à la source pure dans la clarté et l'élan du départ. Quoiqu'on ait tout dit sur l'art et la grâce infinie de ces rythmes, l'admiration est inépuisable.
          On a la sensation d'un miracle continu de poésie et d'esprit s'accomplissant en pleine lumière, sans appareil trompeur. L'éloquence n'y triche pas la pensée : il n'y a pas de grimaces derrière l'ironie, sous la gaieté, on devine cette mélancolie qui, autant que le rire, est le propre de l'être humain. La Fontaine est un créateur du langage et du sentiment français.
          Mais il occupe une place plus haute encore, que les intelligences supérieures de son temps, ont distinguée dans le lointain ; dont le dix-huitième siècle a eu le soupçon, malgré l'injustice à son égard, que notre âge a mieux découverte, et que le troisième centenaire dévoile enfin toute entière, inviolable désormais. Elle s'étend autour d'un sommet : Les Fables. Nous ne connaissons pas dans l'histoire littéraire de notre pays, de gloire ayant eu un progrès plus sûr et qui se soit plus enrichie, à chaque époque, de la substance environnante, du consentement des âmes, de tout le surcroît de vie que la vie généreuse apporte aux œuvres taillées par l'art dans la vérité.
Ce que je voudrais essayer de vous montrer, après tant d'autres plus qualifiés que moi, c'est le caractère permanent de l'expérience de La Fontaine.
Non seulement aucune de ses grandes observations n'a bougé, mais on pourrait dire qu'elles se sont mises, par un travail mystérieux, à la mesure de notre temps.
Si l'on sait interpréter les symboles dans lesquels les a résumés le poète, on reçoit d'admirables conseils pour les luttes de la vie contemporaine. Mais ces conseils -et c'est là une des puissantes originalités de La Fontaine - ne nous sont pas donnés sous l'apparence dogmatique et comme à l'école. Ils ne sont pas contenus seulement dans ses moralités fameuses, que vous connaissez tous, mais dans les détails merveilleux de la fable. La Fontaine ne vous dit pas :

          Voici comment vous devez vous conduire dans telle circonstance. Voici quel est votre devoir.

Il connaît trop la vanité et la légèreté de l'homme pour prétendre le guider sûrement. Mais il a l'air de vous dire :

          Voici ce que j'ai cru apercevoir dans la société et dans les rapports de celle-ci avec la nature. J'en ai tiré certaines conclusions que je vous soumets. C'est à vous de choisir.
          Alors, nous sommes passionnément intéressés à écouter un guide qui nous parle sur un ton si modeste, en même temps que dans un divin langage. Il nous affirme - et nous le croyons- qu'une société este de loups, de renards, de lions, d'ânes, de chèvres, de serpents, de toutes sortes d'animaux et même d'hommes. Il y ajoute les arbres, le vent, la mer, le soleil, les dieux, toutes les choses. Et nulle n'est muette, et chacune, en adptant le verbe humain, conserve sa place vers la nature. Pas une d'elles ne perd son sens et ne se laisse griser par l'imagination du poète. Dans cette vaste et savante symphonie, le plus humble animal continue d'obéir à son instinct et ne transgresse jamais la loi de son espèce. Et tout cet univers réveillé, ces êtres innombrables sont mis en mouvement par une pensée unique : Instruire l'homme. Messieurs, si les fables ne sont pas évidemment un  système philosophique complet, elles sont peut-être une des vues les plus profondes, jetées sur les conditions de la vie humaine, et le plus grand philosophe ne déroge pas, en faisant asseoir La Fontaine à côté de lui.
La conjuration du monde entier pour enseigner la sagesse à celui qui se croit son maître, n'est-ce pas là, en effet, le sens subtil des fables ?
Tous les animaux, au signal du magicien, se dévouant à cette tâche, chacun apportant sa leçon, chacun offrant ses instoncts et ses mœurs en exemple, malades de la peste, c'est encore à l'homme qu'ils songent. Quel tableau de la panique des assemblées, de la lâcheté de la foule, lorsque surgit un mal “qui répand la terreur“ ! Quelle analyse vivante de la responsabilité aux heures de crise, dès qu'il s'agit de désigner un coupable à la sagesse des dieux ! Vous pouvez surprendre ici le procédé moral de La Fontaine. Après un de ces apologues les plus pleins de raison, d'humanité, de vie, les plus magnifiquement composés, il vous dit simplement : Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir
Comme la pensée dépasse la conclusion exprimée ! Comme elle est plus vaste ! Comme elle porte plus loin ! Mais le poète vous laisse le soin de l'extraire et de la prolonger. Tandis que dans une pédagogie médiocre, les conclusions sont souvent mal fondées, sur des arguments précaires, dans la logique souveraine de ce maître, c'est l'argument et l'exposé du sujet qui sont d'une richesse incomparable et qui absobbent la conclusion. Ainsi, la leçon est plus générale, et, au lieu de vous agacer seulement l'esprit, elle le saisit et l'occupe tout entier.
Continuons notre promenade à travers ces symboles. Disposés par le fabuliste, sans ordre, au gré de l'inspiration et de l'âge, il est facile cependant de les grouper pour soi. La force, l'ambition, la politique, la justice, l'amitié, l'amour, tout ce qui conduit les sociétés et agite le cœur humain, est condensé dans ces récits où la raison joue avec la lumière. Etudions par exemple le groupe de la force. Le lion est au centre, le loup le suit, tantôt son complice et tantôt sa victime. Il faut vivre avec eux, parce que la nature nous l'ordonne, mais il faut connaître leurs instincts et déterminer leurs rapports avec les autres êtres. Ainsi les génisses, les chèvres et les brebis courent un grand risque à se mettre en société avec le lion. Cette imprudence leur réussira rarement. Ce n'est pas que le droit des animaux soit incapable de générosité ; on l'a vu épargner un rat qui sortait de terre à ses pieds. Remarquons qu'il en est immédiatement récompensé, tant la force appelle la chance. Mais cependant on ne doit pas se fier à la grandeur d'âme du lion, car, mal conseillé, il peut devenir fort dangereux, même pour le loup, dont il n'hésite pas à se faire appliquer la peau (toute chaude et toute fumante), après l'avoir écorché vif. Ce sera toujours le conseil du renard, pour détourner de lui le danger, le conseil de la ruse à la force, aux dépens de ceux qui ne sont ni assez forts, ni assez rusés.
Des moralistes - Et nous touchons aux reproches que les moralistes adressèrent souvent à La Fontaine - voient là une sorte de condescendance envers les excès de la force et de la ruse. C'est que La Fontaine aime mieux secourir les bons et les humbles et les faire profiter de son expérience, que de blâmer les méchants d'un geste vain et solennel. A flageller inutilement le vice, qu'il sait éternel et endurci, il préfère l'écarter de nous, en nous avertissant de ses périls. Qu'est-ce que c'est que s'attaquer à un fléau ? Ce n'est pas le combattre en soi, ce qui est vide de sens, c'est mettre les êtres qu'il menace en état de résistance, et les soigner dès qu'ils sont atteints. Le lion est là. Que la génisse et la chèvre ne cherchent pas à l'apprivoiser ! La nature a établi entre eux un abîme que les pauvrettes ne doivent pas essayer de franchir.
Voyez ce qui arrive à l'agneau quand il expose au loup son bon droit. Lorsque l'inégalité entre deux êtres est trop grande, l'accord ne se fait qu'au bénéfice du plus fort, dont “la raison est toujours la meilleure." Chacun doit vivre à son rang. négation de l'effort, dérision de l'humanité et du progrès ! s'écrieront encore les moralistes. Non, non, messieurs, pénétrons mieux La Fontaine. loin de nier le progrès et l'effort, il veut les empêcher de se régler, et il en marque les conditions, par l'expérience. Ce que l'agneau est impuissant à faire contre le loup, cela fait partie, au contraire, du rôle du berger. Si les bergers quittent la bergerie, les loups étranglent d'abord“ la moitié des agneaux les plus gras."
Les chiens qui sur leur foi reposaient sûrement
Furent étranglés en dormant

Mais nous n'avons pas à conclure de là que cet événement était fatal. Au contraire, dit le fabuliste, qui connaît autant les ressources que les limites de l'effort humain :

Nous devons conclure de là,
Qu'il faut faire aux méchants guerre continuelle.
La paix est fort bonne en soi,
J'en conviens ; mais que sert-elle
Avec des ennemis sans foi ?

Nous parcourons ainsi, dans les fables, le cycle de la force. J'y voudrais même ajouter une notation singulière que je trouve dans une des fables de la vieillesse du poète :
Le Loup et le Renard. Notation si pénétrante, d'une telle sensibilité, que j'ai de la peine, malgré ce qu'il y a d'artificiel dans ces sortes d'allusions, à ne pas songer aux remords obscurs qui commence à poindre vaguement dans le cœur de quelque barbare. Comme personne n'est satisfait de son état :

Certain Renard voulut, dit-on,
Se faire Loup, eh ! qui peut dire
Que pour le métier de Mouton
Jamais aucun Loup ne soupire ?


Et jamais peut-être l'optimisme du progrès n'est allé plus loin, dans le champ et les limites de l'expérience humaine.
Faites pour les groupes de la justice, de la politique, de l'amitié ou de l'amour, ce que je viens d'essayer pour celui de la force, et vous reserez confondus d'admiration devant la profondeur et l'étendue de cette vision. Vous y découvrirez toutes les nuances, tous les aspectes, tous les contrates, et la manière de La Fontaine, témoin incomparable de la vie, qui ne vous en explique l'usage et ne vous initie à ses mystères, qu'après vous l'avoir démontrée dans sa vérité. L'homme court après la fortune et, pour comble de déception, au cours de ses aventures :
Il la trouve assise à la porte,
De son ami plongé dans un profond sommeil.

Le censeur des mœurs pourrait blâmer cette invitation à la paresse si le laboureur n'avait pas dit à ses enfants :

Travaillez, prenez de la peine :
C'est le fonds qui manque le moins.

….si bien qu'au bout de l'an,
Il (le champ) en rapporta davantage.

Pourquoi, en effet, cacher à l'homme que la fortune est inconstante, puisque c'est vrai, mais que souvent, le travail l'évoque et la soumet, puisque c'est vrai aussi ?
En politique, La Fontaine est partisan du pouvoir absolu dans la mesure où il est commode pour les citoyens, et respecte sinon leur liberté, du moins leur indépendance. Si le loup n'a que la peau sur les os, on doit lui laisser le droit de courir et de préférer sa misère, au collier où le chien est attaché.
La Fontaine, observateur des lois de la politique, mériterait une étude à part. La notion du pouvoir absolu semble se confondre chez lui avec celle d'une autorité bienfaisante ayant sa source dans les conditions nécessaires à l'existence des sociétés, créations elles-mêmes de la nature. Les membres veulent congédier l'estomac. Qu'est-ce qui se produit ?

Chaque membre en souffrit, les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins dirent
Qu celui qu'ils croyaient oisif et paresseux,
À l'intérêt commun contribuait plus qu'eux.


Le dragon à plusieurs têtes ne peut passer à travers de la haie :

Quand un autre dragon qui n'avait qu'un seul chef
Et bien plus d'une queue à passer sa présente […]
Le chef passe et le corps et chaque queue aussi.


Et quelle peinture de la discorde civile quand l'autorité manque, dans :
Le Chien qui porte à son cou le Dîné de son Maître

Je crois voir en ceci l'image d'une ville
Où l'on met les deniers à la merci des gens
Échevins, prévôt des marchands,
Tout fait sa main : le plus habile
Donne aux autre l'exemple. Et c'est in passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau de pistoles
Si quelque scrupuleux par des raisons frivoles
Veut défendre l'argent et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu'il est un sot.
Il n'a pas de peine à se rendre :
C'est bientôt le premier à prendre.


En somme, qu'a l'air en politique, de chercher La Fontaine ?
Ce que nous cherchons nous-mêmes : entre la civilisation et l'instinct. Il pose, sous les facettes de ses fables, le même problème que nous en nos heures d'inquiétude. Il sait bien que le noblesse de l'homme est d'aspirer à la liberté, mais que si la nature vous l'a donnée pour rien, il faut la rachezter à la société qui en exige le partage. L'éternelle question est de combiner en quelles proportions ce partage s'effectuera. Le pouvoir absolu demandait trop, il s'est perdu. La démocratie ne demande peut-être pas assez. La Fontaine n'a pas plus résolu le problème que nous, mais rien que pour en avoir eu le pressentiment, nous le trouvons à l'origine de toute la sensibilité contemporaine.
Cela signifie, Messieurs, qu'il n'y a pas à craindre de le grandir, nous l'apercevons et nous le goûtons aujourd'hui dans toute sa plénitude. Il a exprimé, dans le frisson poétique, un sens de la vie que trois siècles n'ont pas épuisé, et que notre époque reconnaît pour proche du sien. Celui qui a écrit :

Défions-nous du sort et prenons garde à nous
Après le gain d'une bataille


Celui-là, approfondissons sa pensée !
C'est un de nous, c'est un Français vivant, qui a de plus que nous le génie, qui est né de notre sol, et qui appartient comme le plus humble d'entre nous à la communauté française. Notre génération l'aime donc d'un amour plus intelligent et plus tendre que ses aînés, précisément parce qu'elle vien de traverser un chaos où les hommes et les bêtes ont failli retourner à l'état de nature, au point où s'est placé La Fontaine pour faire comparaître devant lui la création. Nous sommes des juges plus lucides de son expérience, nous voyons pourquoi elle est immortelle : c'est qu'elle comprend toutes les formes et tous les hasards de la vie, et qu'aujourd'hui tous les hasards de la vie sont déchaînés. La Fontaine nous apprend à nous préparer à leur choc et à les braver en souriant.
Qui a mieux suivi que vous, Messieurs, et votre noble cité, les conseils de La Fontaine ?
                              Alfred Capus, de l'Académie Française