Le Tribunal, Attendu que la
fille Ménard, prévenue de vol, reconnaît avoir pris un pain dans la
boutique du boulanger Pierre, qu’elle exprime sincèrement ses regrets
de s’être laissé aller à commettre cet acte; Attendu que la prévenue
a à sa charge un enfant de deux ans pour lequel personne ne lui vient
en aide, et que, depuis un certain temps, elle est sans travail malgré
ses recherches pour s’en procurer; qu’elle est bien notée dans la
commune et passe pour laborieuse et bonne mère ; qu’en ce moment,
elle n’a pour toute ressource que le pain de deux kilos et les deux
livres de viande que lui délivre chaque semaine le bureau de bienfaisance
de Charly, pour elle, sa mère et son enfant;
Attendu qu’au moment où la prévenue a pris un pain chez le boulanger
Pierre, elle n’avait pas d’argent et que les denrées qu’elle avait
reçues étaient épuisées depuis trente-six heures ; que ni elle,
ni sa mère n’avaient mangé pendant ce laps de temps, laissant pour
l’enfant les quelques gouttes de lait qui étaient dans la maison
; qu’il est regrettable que dans une société bien organisée, un
des membres de cette "société", surtout une mère de famille,
puisse manquer de pain autrement que par sa faute; que lorsqu’une
pareille situation se présente et qu’elle est, comme pour Louise
Ménard, très nettement établie, le juge peut, et doit, interpréter
humainement les inflexibles prescriptions de la loi;
Attendu que la faim est susceptible d’enlever à tout être humain
une partie de son libre arbitre et d’amoindrir en lui, dans une
grande mesure, la notion du bien et du mal ; Qu’un acte ordinairement
répréhensible perd beaucoup de son caractère frauduleux, lorsque
celui qui le commet n’agit que poussé par l’impérieux besoin de
se procurer un aliment de première nécessité, sans lequel la nature
se refuse à mettre en oeuvre notre constitution physique;
Que l’intention frauduleuse est encore bien plus atténuée lorsqu’aux
tortures aiguës résultant d’une longue privation de nourriture,
vient se joindre comme dans l’espèce, le désir si naturel chez une
mère de les éviter au jeune enfant dont elle a la charge;
Qu’il en résulte que tous les caractères de la préhension frauduleuse
librement et volontairement perpétrée ne se retrouvent pas dans
le fait accompli par Louise Ménard qui s’offre à désintéresser le
boulanger Pierre sur le premier travail qu’elle pourra se procurer;
Que si certains états pathologiques, notamment l’état de grossesse,
ont souvent permis de relaxer comme irresponsables les auteurs de
vols accomplis sans nécessité, cette irresponsabilité doit, à plus
forte raison, être admise en faveur de ceux qui n’ont agi sous l’irrésistible
impulsion de la faim;
Qu’il y a lieu en conséquence, de renvoyer la prévenue des fins
de poursuites, sans dépens et ce, par application de l’article 64
du Code Pénal
.Par ces motifs, le tribunal renvoie Louise Ménard des fins de
poursuites, sans dépens.
(original du jugement aux Archives de l’Aisne, fonds du Tribunal
de première instance de Château-Thierry 25 U 61) Depuis l’affaire Ménard, le droit, en la
matière, a évolué au cas par cas à travers la jurisprudence. Depuis
le 1er mars 1994, la notion d’ "état de nécessité"
chère au Président Magnaud, est désormais inscrite dans les textes
et a permis, par exemple, au juge Laurence Noël, présidente du Tribunal
de Poitiers, de relaxer en février 1997 une jeune femme sans ressources
jugée pour un vol de viande dans un supermarché de Niort. Le parquet
ayant fait appel, le jugement a été annulé le 11 avril 1997...
Sur le rôle et la place du juge dans la société, deux conceptions
n’ont cessé de s’opposer depuis un siècle. Pour certains, le magistrat
doit appliquer la loi et non l’interpréter ou la contester. Il doit
défendre la société et non la censurer, suivre le législateur et
non le précéder. Vu sous cet angle, polémiquer contre la société
c’est introduire la politique dans le prétoire, c’est être un révolutionnaire.
Pour d’autres, l’indépendance du juge lui confère le droit d’adapter
la loi à la vie, à la complexité des relations humaines et de prendre
en compte dans ses jugements les transformations de la société.
Le débat introduit par le Président Magnaud n’a rien perdu de son
actualité.
Tony LEGENDRE |